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Un récit émouvant
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Désinscrit | # Posté le 25/12/2009 à 10:24 |
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25 décembre 1914 Noël 1914 Un témoignage de Maurice Genevoix Ce beau texte de Maurice Genevoix est pour ainsi dire inédit. Provenant des archives personnelles du grand écrivain, il fut publié pour la première fois dans le numéro 452 de la revue "La Médaille Militaire", d'octobre 1986. Reproduit ici dans son intégralité. ________________________________________ Me faut-il parler de la guerre, me voici aussitôt ramené dans les sentiers de ma mémoire, pas pour pas, invinciblement. Imaginer, transposer seulement, impossible. Blessé en 1915, mutilé, le seul Noël que j'ai vécu au front est celui de 1914. Je ne saurais parler d'un autre. Depuis plus de deux mois les lignes s'étaient stabilisées, figées. De part et d'autre, chez les Allemands surtout, on creusait. Tranchées, boyaux d'accès, abris, de grosses boursouflures soulevaient et sillonnaient la glaise, trahissant les passages, les galeries d'un peuple étrange, sans trêve fouisseur et toujours invisible. Les relèves se faisaient de nuit, obéissant à un rythme ternaire qui s'était instauré peu à peu, qu déjà devenait routine : trois jours en première ligne, trois jours en cantonnement dans un village proche du front, trois jours en seconde ligne dans un autre village, de gourbis celui-ci, creusé de nos mains à un carrefour de la forêt et dont les feux, sous les toits de rondins, fumaient au ras des feuilles mortes. Et de nouveau, pour trois jours, les tranchées de première ligne. C'est dans la nuit du 23 décembre que nous avions quitté les Éparges. Le 24, le 25, nous étions à Rupt-en-Woëvre. Nous cantonnions auparavant à Monts-sous-les-Côtes. Nous y avions, mon camarade Porchon et moi, nos habitudes. Nous retrouvions à chaque retour la maison d'un garde-forestier, partageant le repas des siens, accueillis avec une amitié qui nous était bonne au cœur. Et voici qu'un ordre du commandement venait de rompre, à peine formés, ces pauvres liens trop humains. Notre humeur n'était pas à la joie. Il gelait. Toute la journée du 24, nous avions erré dans le village, en quête d'un gîte, nous informant des "bonnes adresses" dans cette bourgade encore à demi habitée : la bouchère vendait des cigarettes anglaises, le coiffeur servait des spiritueux, le tailleur avait ramené de Verdun quelques bourriches d'huîtres portugaises. Ainsi avons-nous réveillonné, mais le cœur n'y était pas. Songions-nous aux noëls de naguère, à la Nativité, à la misère des jeunes hommes en guerre ? "Tant crie-t-on Noël qu'il vient..." Quand nous retrouvions la rue noire, la boue durcie, les flaques gelées qui craquaient sous le pied, nous entendions par dessus les crêtes, aux profondeurs de la hêtraie, crépiter les fusillades nocturnes : au bois Loclont, au bois des Chevaliers... La lueur d'une fusée éclairante vibrait à l'extrême horizon. La fusillade cessait brusquement, sursautait une fois encore, comme se ranime une dernière flammèche, vite éteinte. La nuit retrouvait sa pureté, son silence, au scintillement des étoiles dans le ciel. Il y eut une messe de minuit. L'église était comble de soldats. Cinq mois de guerre et de combats avaient terni les uniformes, halé et durci les visages. Les lumières du chœur expiraient au bord d'une foule confuse dont les seuls premiers rangs, touchés par la clarté tremblante des cierges, révélaient la sombre épaisseur. Mais soudain, sous les voûtes, un chant s'éleva, rude et viril, une lamentation puissante, unanime, qui nous parut ne devoir point finir. Tout un peuple chantait ainsi. Sa clameur grave, débordant la nef, allait au devant de la nuit, semblait refluer en elle jusqu'aux lignes où nous étions hier, jusqu'à nos frères des tranchées, puis revenir d'eux à nous, plus puissante et plus charnelle, nous unissant les uns aux autres dans un même sentiment de pitié qui sourdait du profond de nos cœurs ; comme saigne, inépuisablement, une blessure qui ne guérira plus. Pitié sur les morts, sur les absents, - soldats perdus -, sur nous mêmes. Ils étaient forts, jeunes et beaux Pleins de vie et d'espoirs nouveaux, Ils sont partis en chantant ! Les notes étaient celles du Stabat. Les paroles semblaient naître d'elles-mêmes, sortir de nous pour combler la nuit. Ayez pitié de nos soldats Tombés dans les derniers combats... C'était des mots au delà de la révolte, de l'espoir, de la résignation. Une prière, je le crois aujourd'hui, mais comme au delà de la prière ; une lamentation fière qui montait du fond d'un abîme, vers la crèche de la Nativité ; mais qui ne voulait plus, peut-être ne savait déjà plus se souvenir des rires ni des bonheurs humains. "Au delà", oui : une frontière dépassée ensemble, par les tués et par les vivants, eux aussi au delà de tout recours et de toute imploration, au delà de toute miséricorde ; déjà, peut-être, exaucés et reçus. J'essaie de dire, de rejoindre une certaine vérité. Peut-être ce Noël, ce retour vers l'ancienne frontière, jusqu'au seuil oublié où nous ramenait, cette nuit-là, la main du divin Enfant, nous avait-il apporté tout à coup la trop dure révélation d'un destin inexorable. J'entends encore, comme en 1914, cet unisson des voix sous les voûtes de l'église de Rupt, ce chant malgré tout fervent, malgré nous exaucé. Puis-je à présent parler de moi ? Comme cette nuit-là, vraiment comme cette nuit-là, loin du touchant rituel de la crèche de carton, du vacillant et fumeux luminaire dont avait voulu se parer cette pauvre église du front de combat, malgré la houle des voix puissantes où j'étais comme emprisonné, je me sens emporté ailleurs, tout près de là, une nuit plus tôt, dans une liberté d'âme, une effusion intérieure qui restent liés pour moi au seul Noël de guerre que j'aie vécu face aux Allemands. C'était aux Éparges mêmes, à l'instant de la relève. Ma compagnie, pendant ces trois jours, avait eu pour secteur les ruines et les abords du village. J'étais passé de petit poste en petit poste, m'assurant que tout allait bien, patrouilles rentrées et sentinelles en place. La réserve du dernier petit poste était dans une maison un peu à l'écart des autres, de l'autre côté de Longueau. Les quelques hommes qui attendaient là ne dormaient pas, ne jouaient pas aux cartes. Autour d'une bougie que masquait un écran de carton, ils causaient. Rarement leur avais-je vu les yeux qu'ils avaient cette nuit-là. Je m'approchai, j'aperçus entre eux, la table, deux ou trois portefeuilles entrouverts, de ces gros portefeuilles de soldats, usés, bourrés à craquer de lettres, de photographies. Ils parlaient de leur vie d'hier, de leur foyer, de leurs enfants. L'un disait : - ... Mes deux filles, tu vois... La maison derrière, avec la vigne vierge sur le mur, c'est chez nous. Et un autre : - Un beau petit garçon de deux mois. Tu vois mes mains, mes deux pattes sales ? Je pourrais le prendre dedans, tout doucement. Dire que... Enfin, pense : c'est mon premier. Et un autre : - Moi j'en ai quatre. Je n'ai pas de photographie. Quand même... Une heure plus tard, nous quittions les lignes pour descendre au repos, à Rupt. Le point de rassemblement était l'église bombardée, au toit crevé, aux dalles encore jonchées par la paille d'un poste de secours, les paquets de pansement souillés. L'attente se prolongeant, mes hommes s'étaient couchés, sac au dos, sur le parvis, sur les marches de pierre. Comment oublier cet instant, ce tas d'hommes déjà endormis dont j'entendais le souffle dans l'ombre, serrés les uns contre les autres, réchauffant la misère de leur corps à la misère d'autres corps grelottants ? Une toux rauque déchirait une poitrine. Parfois, parti de la colline de Combres, le long piaulement d'une balle s'étirait à travers la vallée. L'immense nuit, brumeuse encore au dessus des saules du Longeau, prenait dans les hauteurs du ciel une pureté transparente où les étoiles avivaient leurs feux. La présence de mes hommes, de tous mes hommes, était en moi, m"aliénait à moi-même et en même temps faisait grandir dans tout mon être le sentiment de ma propre vie, solidaire ici-bas de notre commune condition. Et c'est alors que du clocher, entre les larmes des abat-son, portée sur des ailes silencieuses, l'ombre d'un grand oiseau nocturne glissa doucement et prit de l'essor. Mon "Noël de guerre", c'est cela : une foule prostrée, cette nuit qui peu à peu s'éclaire, se purifie, l'essor soudain de ces grandes ailes qui se libèrent, s'élèvent et se fondent dans le ciel. Un Bleuet Source documentaire : http://www.grande-guerre.org/ |
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